Il m'est arrivé de parler à des collègues chercheurs dans le milieu universitaire, aussi bien en France qu'à l'étranger, et de leur poser la question: "Comment se fait-il qu'on voit si peu de recherche spécifiquement sur les approches Agiles?" J'en connais plusieurs qui s'y intéressent et travaillent "officiellement" sur des sujets connexes, par exemple en génie logiciel. Mais ils ne publient pas ou peu d'études visant à analyser précisément telle ou telle pratique, tel ou tel discours porté par la communauté Agile.
Quand je m'en étonne, ils me font remarquer la chose suivante: pour un scientifique, un critère d'évaluation important de son travail est la production de publications acceptées par des revues réputées dans son domaine. Produire un "papier" qui ne trouverait pas un débouché dans une publication reconnue comme ayant un caractère scientifique constituerait un travail en pure perte. (Dans le secteur privé, un chercheur est un salarié, il ne rend finalement de comptes qu'à son employeur, et pour peu qu'il ait un manager éclairé il se verra imposer peu de contraintes. Il est possible que cette tyrannie des "bonnes" revues pour publier soit moins contraignante dans ce contexte.)
Il n'existe pas, à ma connaissance, de revues scientifiques spécifiquement consacrées à l'etude des pratiques Agiles. Par conséquent, on ne publie pas sur ce sujet. Mais, bien évidemment, l'absence de travaux dans ce domaine contribue à pérenniser la fracture entre recherche et industrie, ce qui fait que les intervenants des projets Agiles pensent que le travail des chercheurs ne les concerne pas. L'industrie n'en faisant pas la demande, la recherche de son côté continue à ne pas s'intéresser à ce sujet, et a peu de chance de vouloir reconnaître sa pertinence. Cela ressemble pas mal à un cercle vicieux!
Pourtant on peut facilement se convaincre qu'un canal de publication de ce type est nécessaire.
Le modèle consacré est celui de l'évaluation par les pairs ("peer review"), les publications se dotant d'un comité de lecture dont le rôle est de filtrer les travaux proposés pour veiller à ce que ce qui est publié répond à des critères de qualité spécifiques: il s'agit en fait d'assurer la bonne "circulation des références" comme l'a analysé Bruno Latour, vérifier par exemple que les chercheurs sont au courant des travaux précédemment effectués dans leur domaine, les référencent et les sites, que leurs études permettent de combler les lacunes de ces antécédents et ainsi consolider les connaissances.
Ainsi beaucoup de travaux portant sur des sujets tels que le développement par les tests ou la programmation en binômes souffrent d'un travers élémentaire: ils sont réalisés par des chercheurs qui utilisent leurs propres étudiants comme sujets d'étude. Mais, par définition, il s'agit d'une population non pas de programmeurs en exercice, mais de programmeurs en devenir! Pire encore, le protocole expérimental prévoit généralement un temps ridiculement court pour former ces sujets d'étude à la pratique dont on cherche à discerner les bénéfices.
On va donc passer une après-midi ou une journée à expliquer le développement par les tests (TDD) à des étudiants, puis comparer leur performance à celle d'autres étudiants, la condition expérimentale consistant pour l'essentiel à ce qu'un des deux groupes reçoit l'instruction "utilisez ce qu'on vous a appris". Quelle que soit la rigueur de l'analyse statistique qui vient ensuite, il est impensable de tirer de telles études la moindre conclusion définitive quant à l'intérêt que le TDD peut avoir en entreprise. Et ces études, même quand on les qualifie prudemment de "préliminaires", sont rarement suivies de nouvelles visant à corriger ces lacunes. Pour la simple et bonne raison qu'intervenir en entreprise coûte plus cher, et exige de surmonter la réticence, compréhensible mais pas nécessairement appropriée, de ces dernières à inviter des chercheurs dans leurs bureaux pour regarder de près ce qui s'y passe.
Fédérer en réseau les chercheurs qui oeuvrent dans ce domaine, et à terme contribuer à la création d'une telle revue, est une mission tout à fait naturelle pour l'Institut Agile. L'objectif est de produire des connaissances affranchies des opinions et idéologies qui soient utiles aux intervenants des projets Agiles.
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