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Agile, une innovation de rupture

En quoi le débat en cours entre le Génie Logiciel inspiré par les conférences de 68-69 d'une part, et le challenger Agile d'autre part, répond-il à la théorie de la rupture évoquée dans le précédent billet?

Pour obtenir une réponse, il faut se repencher sur les origines du Génie Logiciel dans la "crise du logiciel". Celle-ci se manifeste initialement par des difficultés à fournir des prévisions fiables quant aux projets, souvent liées à des allers-retours autour des exigences. Le critère de performance exigé de tout ce qui se présente comme une solution à ladite crise est, en un mot, la possibilité de contrôler tout aléa. On va privilégier la traçabilité, la documentation, et le respect des contraintes que ces outils permettent de suivre le mieux: délais (et donc coûts) maîtrisés, spécifications respectées.

"Ça ne peut pas marcher"
 
Cette phrase qui constitue le leitmotiv d'un des chapitres du livre de Kent Beck illustre bien en quoi l'approche Agile joue le rôle du produit "gadget", totalement insuffisant, dans l'analogie avec la photo numérique autour des années 1990.


Planifier en permanence, ça ne peut pas marcher, on ferait peur au client (pas assez de contrôle). Mettre une nouvelle version en exploitation tous les mois ou deux, ça ne peut pas marcher, on ferait peur aux utilisateurs (pas assez de contrôle). Démarrer le développement avec une vision architecturale résumée en une métaphore, ça ne peut pas marcher, et si on s'était trompés? (Pas assez de contrôle.) Ne pas anticiper sur les besoins futurs lors de la conception, ça ne peut pas marcher, on se retrouvera coincés (pas assez de contrôle). Faire écrire les tests par les programmeurs, ça ne peut pas marcher, tout le monde sait que les programmeurs ne peuvent pas tester leur propre travail et que le test est une profession à part entière (pas assez de spécialisation, donc de contrôle). Travailler en binômes, ça ne peut pas marcher, ça va prendre deux fois plus longtemps, et ils risquent de ne pas s'entendre (pas assez de contrôle, mais aussi une vision du développement comme activité mécanique, réduite à la saisie de code au clavier).


Pour la plupart ces arguments sont légitimes, de même qu'il est légitime de condamner en 1990 la nouvelle technologie numérique comme tout à fait inadéquate.


Valeurs classiques contre valeurs agiles


L'approche Agile quand à elle est initialement destinée à des projets qui ne se soucient que très peu de contrôler et de tracer. On privilégie la communication directe et orale avec le client, lui permettant d'ajuster sa demande en temps réel; la qualité du produit et sa pertinence pour répondre aux besoins réels (plus qu'à ceux exprimés), la maîtrise des priorités fonctionnelles sous contrainte de délais.


Ne pas chercher à faire concurrence aux "méthodologies" dominantes et aux approches de management orientées sur les production documentaires de ces dernières permet aux "agilistes" comme on ne les appellera que plus tard de s'affranchir de nombreuses contraintes, et d'inventer un mode de développement très souple, basé sur des itérations courtes régies par la règle du "timebox" (on cherche à en faire le maximum en temps imparti plutôt qu'à terminer un objectif fixe quitte à jouer les prolongations), décomposé par incréments fonctionnels. Les phases amont et le travail documentaire sont réduits à l'essentiel, c'est-à-dire à ce qui permet à l'équipe de partager une même compréhension de l'objectif. Le chef de projet perd ses prérogatives: il n'attribue plus les tâches et ne joue plus les intermédiaires, le client étant présent sur place. Des dispositifs techniques (automatisation des tests, intégration continue) limitent au minimum les coûts d'intégration et de refonte.


Une métaphore souvent employée compare l'équipe Agile à des musiciens de jazz qui improvisent, par rapport à leurs collègues dans une formation classique: l'absence de contrôle n'implique pas moins de technicité, et de satisfaction procurée par le résultat final.

Une recherche textuelle dans les actes des conférences de l'OTAN (NATO1968), comparée à la même recherche (grâce à Google Books) dans les actes de la conférence européenne sur XP et les processus agiles (XP2008) permet d'objectiver quelque peu ces différences de valeurs:
  • le mot-clé "control" apparaît plus de 100 fois dans NATO1968, 27 fois dans XP2008 (et souvent dans le contexte "groupe contrôle vs groupe expérimental", pour les papiers scientifiques
  • le mot-clé "team" apparaît plus de 100 fois dans XP2008, seulement 17 fois dans NATO1968
  • le mot-clé "skill" apparaît seulement 5 fois dans NATO1968, 15 fois dans XP2008
  • le mot-clé "motivation" apparaît seulement une fois dans NATO1968 ("la motivation de cette conférence..."), 12 fois dans XP2008 et pour la plupart au sens "motivation de l'équipe"
Le critère de performance privilégié par l'approche Agile, ce n'est plus le contrôle, mais bien l'exploitation du talent individuel et collectif. Lorsque les approches Agiles se font connaître sous ce nom, en 2001, ces valeurs sont codifiées sous la forme du fameux Manifeste Agile.

Agile, dix ans après

Mais depuis 2001, les pratiques ont évolué: le challenger Agile a progressé sur plusieurs critères de performance y compris ceux reconnus par le modèle dominant. C'est exactement ce que prédit la théorie de la rupture, pourtant cette évolution est en grande partie invisible, très peu reconnue par les professionnels qui ont rejoint la communauté récemment et ignorée même d'un certain nombre de vétérans. (Ou bien, elle se traduit pour certains par un inconfort, un sentiment que "Agile c'est devenu n'importe quoi".)

Plusieurs pratiques considérées désormais comme au coeur de Scrum sont ainsi apparues depuis 2001, postérieurement au terme “Agile” lui-même: par exemple les Rétrospectives et le Task Board, deux pratiques très proche du "noyau" mais pourtant d'importation relativement récente. Quant à Extreme Programming son statut de "work in progress" est acquis depuis la deuxième édition du livre de Kent Beck.

Des pratiques sont apparues pour combler par exemple des lacunes dans la prise en compte de l'ergonomie par les approches Agiles, ou encore pour donner des directives plus précises sur la façon d'organiser les "phases amont", le recueil des exigences: on parle de Personas, de Charte Projet, de Story Mapping.




Initialement vécue comme une obligation déraisonnable, la pratique Extreme Programming désignée à l'origine par le conseil "faites écrire vos tests de recette par le client" a beaucoup évolué et donné naissance à des écoles et appellations diverses: ATDD ou pilotage par les tests client, BDD ou Spécifications Exécutables. Bien que ce sujet soit actuellement en pleine fermentation pour ainsi dire, une tendance se dégage clairement: ces évolutions commencent à répondre de façon satisfaisante aux exigences de formalisation et de traçabilité qui sont l'apanage des organisations les plus exigeantes en termes de contrôle.

Des pans entiers de pratiques ont enfin servi à occuper de nouveaux terrains. En 2001, Scrum et XP se focalisent sur de petites équipes colocalisées dont la préoccupation presque exclusive est le développement dans un contexte projet: la "date de fin" est une des préoccupations majeures, on conçoit le projet comme un effort unique au-delà duquel l'équipe passe à autre chose.

Ce n'est qu'au fil du temps que la recherche d'adaptation des approches agiles à d'autres contextes conduit à explorer des pratiques alternatives. Ainsi l'approche Lean et Kanban peut-elle trouver un terrain d'application fertile parmi les équipes chargées de maintenance ou de TMA. La communauté Agile voit aussi se développer des mouvements visant à repenser d'autres métiers, à l'image de DevOps qui réunit des admin systèmes sensibles aux évolutions du développement.

Agile dans dix ans?

 En 2010, la photo numérique a entièrement remplacé la technologie précédente (et une nouvelle mutation s'amorce, celle du cinéma, mais c'est une autre histoire). Peut-on imaginer un avenir comparable pour les approches Agiles?


Il convient de rester prudent. D'une part, on apprend vite quand on s'intéresse à l'histoire et à la sociologie des sciences et des techniques que le progrès n'est jamais gagné d'avance. (J'y reviendrai, notamment en parlant des travaux de Bruno Latour qui sont très pertinents pour comprendre ce qui se trame autour de l'Agilité.) Rejeté par toute la communauté médicale de son temps, Semmelweiss ne fut reconnu comme un pionnier de l'hygiène médicale qu'après avoir été poussé à une dépression nerveuse qui lui fut fatale. Il faut du temps, beaucoup de travail et sans doute un peu de chance pour qu'une idée s'impose de manière irréversible; le plus simple est sans doute encore de considérer que tout est réversible.

Une existe une autre raison d'être prudent: le statut de "challenger" ne confère pas automatiquement l'infallibilité de ceux qui se rangent sous sa bannière. Comme le disait Carl Sagan: "They laughed at Columbus, they laughed at Fulton, they laughed at the Wright brothers. But they also laughed at Bozo the Clown." On s'est moqués de Christophe Colomb, de Robert Fulton - l'inventeur du bateau à vapeur - des frères Wright, et de Semmelweiss.

Mais on s'est aussi moqués de tout un tas de gugusses que l'histoire a eu bien raison d'ignorer.

Notamment, certaines lacunes persistantes continuent à plomber la communauté Agile, et risquent de mettre en péril l'avenir du sujet. Je traiterai ce sujet brièvement dans le prochain billet.

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